La musique, peut-elle conjurer le chaos ? En tout cas, elle peut repousser le chaos. Si l’on ne considère la musique que comme la combinaison de rythmes et de mélodies, c’est clair. Mais même dans ses approches à première vue les plus chaotiques, comme l’indéterminisme de Cage, le free jazz ou les chants guerriers des peuples indiens des Saulteaux, il y toujours cette organisation de hauteur, timbre, volume et durée qui produit ce qu’on appelle musique.
Dans Mille plateaux Deleuze/Guattari accordent quelques belles pages à ce thème (‘1837 – De la ritournelle’). La chanson (la musique) ne sert pas qu’à déterminer momentanément un centre « stable et calme, stabilisant et calmant » au sein du chaos ; elle peut fonctionner également dans l’organisation d’un espace défini pour tenir les forces du chaos à l’extérieur. Ils écrivent :
Or les composantes vocales, sonores, sont très importantes : un mur du son, en tout cas un mur dont certaines briques sont sonores. Un enfant chantonne pour recueillir en soi les forces du travail scolaire à fournir. Une ménagère chantonne, ou met la radio, en même temps qu’elle dresse les forces anti-chaos de son ouvrage. Les postes de radio ou de télé sont comme un mur sonore pour chaque foyer, et marquent des territoires (le voisin proteste quand c’est trop fort). Pour des œuvres sublimes comme la fondation d’une ville, ou la fabrication d’un Golem, on trace un cercle, mais surtout on marche autour du cercle comme dans une ronde enfantine, et l’on combine les consonnes et les voyelles rythmées qui correspondent aux forces intérieures de la création comme aux parties différenciées d’un organisme. Une erreur de vitesse, de rythme ou d’harmonie serait catastrophique, puisqu’elle détruirait le créateur et la création en ramenant les forces du chaos.
A la fin des années huitante, j’ai participé à la création de quelques « sculptures mouvantes-sonores » de Toine Horvers. Horvers se présentait explicitement comme artiste plasticien, pour qui le son était un matériau comme tant d’autres. Il employait du son pour répartir et délimiter des espaces. Tantôt de manière statique, comme dans Rolling 1, où une lignée de percussionnistes construisait un mur de roulement de tambour sur le lieu d’un mur démoli ; tantôt en mouvement, lorsque comme dans Crossing un groupe de chanteurs dessine des formes en avançant dans un espace vaste. L’intensité et le volume du son peuvent être déterminés par des facteurs comme la luminosité changeante ou l’endroit spatial où l’exécutant se trouve, mais ce qui importe n’est pas le son en tant que musique, mais en tant que matériel à construire un espace temporaire.
Une illustration artistique donc des idées de Deleuze et Guattari sur le son comme composante d’espaces limités. La dernière phrase de la citation par contre me rappela tout de suite le concept d’hétérophonie, dans l’interprétation de Mauricio Kagel. Pour lui, les erreurs de vitesse, de rythme ou d’harmonie ne provoquent rien de catastrophique – peut-être il ne peut même y avoir des erreurs.
L’hétérophonie est un concept musical ancien. Platon déjà semble avoir rejeté l’idée – pas vraiment une surprise. Il la condamnait comme une forme de jeu contre les règles, plusieurs instruments sonnant simultanément, mais ni à l’unisson, ni en contraste séquentiel. Au vingtième siècle le terme réapparait dans l’ethnomusicologie pour désigner spécifiquement quelques pratiques musicales exotiques. On parle d’hétérophonie positive dans la musique « primitive » ou orientale, lorsqu’un thème est exécuté simultanément par deux ou plusieurs voix, en stimulant la diversité naturelle des chanteurs et des instruments comme une expression de créativité artistique. Une hétérophonie négative par contre se produit accidentellement, comme dans la marche à pied spontanée de gens qui vont dans la même direction sans trop se soucier de garder le rythme – pas comme une marche militaire donc. Le musicologue Curt Sachs remarqua que dans ce cas aussi bien les musiciens que l’audience ferment les oreilles pour les éventuelles consonances ou dissonances. Pour tous, les commencements et les terminaisons insouciants, ou les prolongations et les raccourcissements imprécis de notes sont parfaitement acceptables. Un exemple bien connu est le chant des paroissiens. On commence le cantique plus ou moins tous ensemble, la mélodie est suivie dans un certain corridor de rythme et de tonalité, et à la fin tout le monde se retrouve plus ou moins au même point final – mais ce manque de qualités artistiques ne gêne pas, parce qu’elles ne sont pas essentielles pour la dévotion. Au fond, toute hétérophonie est la superposition d’une structure musicale de base par une modification de cette même structure – avec un cours temporel déviant ou des accents différents de couleur, de timbre et de volume.
Entre 1959 et 1961 Mauricio Kagel composa Heterophonie pour 42 instruments solo (et d’autres ad libitum). L’œuvre contient des éléments d’hétérophonie positive et négative. La forme positive apparaît dans les parties composées en détail, par exemple quand le compositeur dissout les structures internes d’un accord en lignes dynamiques et rythmiques. Elle apparaît également, dans une forme plus aléatoire, lorsque la ligne mélodique est donnée, mais que les musiciens sont libres de commencer l’exécution à n’importe quel moment endéans la mesure – qui n’est d’ailleurs que vaguement indiquée.
L’hétérophonie négative apparaît à la suite de la division de l’orchestre en cinq familles sonores classiques : les bois, les cuivres, la percussion, les claviers et les cordes. Pour chacune d’elles la partition est réduite à une simple ligne ; des symboles ordonnent les musiciens à jouer le ton le plus haut ou le plus bas de leur instrument, ou bien un des tons les plus hauts ou les plus bas, ou bien encore une note intermédiaire. Même si dans ces parties la structure temporelle était rigide, la chance d’atteindre un accord préconçu ou un unisono serait pratiquement zéro. En effet, chaque famille contient des instruments d’un volume et d’une intervalle tonale différents. Dans ces sections, la composition de Kagel indique de façon générale la direction, et de manière approximative le chemin pour procéder. Pendant une introduction à la radio, le compositeur indiqua d’ailleurs que tout instrument serait acceptable pour cette œuvre, y compris des sources sonores exotiques, anciennes, électroniques ou rares.
La composition consiste donc d’un cadre dans lequel parfois les conditions de jeu des musiciens sont élaborées, tandis que à d’autres moments/endroits elles restent libres. De cette manière Kagel se distancie du concept du compositeur en tant que législateur tout-puissant, le créateur qui prévoit le résultat sonore des règles prescrites, parce que c’est lui qui les a notées et décrétées à son bureau. L’aspect le plus récalcitrant à la domination globale de la part du compositeur est le timbre, la couleur du son. Même si un musicien exécute avec le plus de précision possible les directives concernant la hauteur, la durée et le volume, le résultat final acoustique est imprévisible. Ainsi, même si le compositeur avait senti l’urgence de noter le plus exactement possible tous les paramètres musicaux, il n’y a finalement pas de raison de croire que l’exécution finale traduise réellement la partition.
Dans les interprétations musicales, l’intention du compositeur est une chose, le résultat acoustique bien souvent une autre. La distance entre les règles établies et le résultat final est le fruit de la chance, des circonstances, de la qualité de la partition, des musiciens et de l’audience, des conditions acoustiques, d’humeurs personnelles, etc. Ce que Kagel a fait dans Hétérophonie n’est pas refuser de formuler des règles, mais incorporer dans le total de ces règles l’espace pour toutes sortes de contingences. Le résultat est que, même pour ceux qui sont censés obéir aux règles, l’aboutissement de leurs efforts est incertain. La composition ne contient pas de passages difficiles qui ont besoin de répétitions. Pour le compositeur, la tâche primordiale est de créer une forme de cohérence qui est en même temps assez générale pour accepter même les interprétations les plus excessives. L’imprévisible est dû au cadre de la réalisation musicale, qui est tellement large et général que les exécutants peuvent contrôler leurs propres lignes, mais ne peuvent jamais imaginer l’effet global qui se produit lorsque les autres réalisent leur partition (suivant leurs règles) au même moment. Le résultat final ressemble à un mélange de compositions singulières. Pour l’audience il serait pratiquement impossible de reconnaître les règles de la composition – bien qu’elle puisse être certaine qu’il y a des règles et que les musiciens les suivent.
Catastrophe ? Ou métaphore pour un vivre ensemble autonome ?