« Dans un livre, paru il y a quelques années (Critique of Black Reason, 2017 – hd), j’évoquais ce que j’appelais « le devenir noir du monde ». Dans le monde atlantique occidental, sous le système esclavagiste des plantations, des gens considérés comme noirs étaient gouvernés d’un régime très spécifique, le Code Noir. Il s’agissait d’un mécanisme juridique qui autorisait la classe dirigeante à traiter les prétendus noirs d’une façon dont nul autre n’était traité.
Aujourd’hui nous constatons que le néolibéralisme traverse une crise et que par conséquent, il est obligé de s’en remettre de plus en plus à un état illibéral afin d’étayer ses objectifs. Cela signifie qu’un nombre croissant de gens sera gouverné sous le Code Noir. De plus en plus de personnes seront gouvernées comme si elles étaient des gens noirs, avec tout ce que cela implique : violence gratuite, privation de droits, exposition à toutes sortes de risques, mort prématurée. »
Le texte qui suit est la traduction d’un extrait d’une conversation entre Olúfémi Táíwò et Achille Mbembe. Les deux sont philosophes et ont publié, entre autres, sur le colonialisme et le racisme. La version originale est parue sur State of Power 2021 du Transnational Institute, sous le titre Becoming Black: Coercive power, the state and racism in a time of crisis.
Achille Mbembe: « Cette universalisation du Code Noir va perdurer aussi longtemps que le monde brûle, que la planète brûle, ayant atteint ses limites. Ainsi, à cause de l’effondrement écologique notre monde est en train de devenir de plus en plus inhospitalier à la vie même. Par conséquence, si nous nous penchons sur l’habitabilité planétaire, nous devons réfléchir sérieusement sur la création de convergences entre la lutte contre le racisme et les luttes écologiques pour la régénération de notre planète. Les deux sont inséparables.
La troisième dynamique sera un changement de la technologie, qui est devenue notre biotope, le milieu ou l’environnement qui définit de plus en plus qui nous sommes et notre futur. Cela comportera de nouvelles luttes à récupérer la technologie pour l’émancipation humaine et pour l’émancipation en général. Nous avons besoin d’une émancipation qui inclut humains et non-humains, car aujourd’hui le sort des humains est plus que jamais lié au sort d’autres espèces. Les temps que nous vivons exigent un projet multi-espèces. »
Olúfémi Táíwò : « Je ne pourrais pas être plus d’accord avec ce que dit Achille. Si c’était possible, je le crierais des toits dans le monde entier.
J’estime que l’analyse du Code Noir et de la façon dont il a conduit à un monde stratifié racialement est cruciale. Ce que l’on semble pouvoir admettre sans pourtant l’intégrer dans un tableau plus systémique, est le fait qu’être noir ne signifiait pas en réalité que vous étiez réduit en esclavage comme si vous étiez une sorte de mobilier. Il y avait des populations de gens libérés ou de race mixte, qui connaissaient des mélanges différents de restrictions politiques et de droits politiques. Néanmoins, être noir signifiait que cela pourrait vous arriver, et que c’était même très vraisemblable que cela vous arrive si vous étiez dans la mauvaise partie du monde dans le mauvais siècle.
Je ne veux pas minimiser l’histoire de la domination raciale, mais bien clarifier la nature de ce système. En même temps, si nos regardons l’autre bout du pôle de la hiérarchie raciale, être blanc n’impliquait pas nécessairement que vous étiez aux commandes ; cela voulait dire qu’il y avait un fond, un niveau d’exploitation du travail sous lequel vous ne descendriez pas, que vous ne seriez pas traité comme de la propriété.
Je pense que la reconfiguration de ces termes catégoriques en termes probabilistes pourrait aider à comprendre aussi bien la définition que Ruth Wilson Gilmore a donné de racisme en tant que différences de groupe et vulnérabilité à une mort prématurée, que la thèse d’Achille sur la façon dont le monde est en train de devenir plus noir dans une époque de crise écologique et climatique.
Beaucoup de droits et de privilèges que certaines gens considéraient comme partie intégrante de leur blanchitude sont en réalité contingents à la structure sociale spécifique dans laquelle ils vivent, à leurs ressources et au pouvoir de distribuer celles-ci de manière discriminatoire. C’est parce que les Etats-Unis possèdent les ressources, qu’ils ont eu la possibilité de créer une classe moyenne avec des privilèges économiques au-dessus et au-delà de la sous-classe racialisée. Les droits et la liberté sont contingents à la nation d’un peuple, à sa position géopolitique, qui sont contingentes à sa production économique. Et tout cela à son tour est contingent au ciel, à la pluie, à l’air et à l’eau, les plantes et les animaux, toutes sortes de choses dont nous n’aurons plus le luxe d’être sûrs ce siècle-ci.
Ainsi les droits et les sauvegardes dont les gens estiment qu’ils forment une partie intégrante de leur position dans la hiérarchie sociale dépendent en réalité des développements et des changements spécifiques du monde.
La plupart d’entre nous qui sont en bonne santé et en possession de moyens suffisants ont eu pendant longtemps le privilège de pouvoir sortir non masqués ; et pourtant, aujourd’hui nous découvrons que nous ne pouvons plus faire des choses que nous croyions être partie intégrante de notre position sociale. Nous constatons que ce privilège escompté nous est refusé à cause d’événements dans le monde naturel et des réponses de notre système social. Voici ce qui sera de plus en plus l’histoire de la politique de ce siècle.
On doit se réaliser que notre sort est associé au sort de l’espèce humaine entière – et non pas à celui de l’espèce bidon que l’on nomme « race » – et lié à notre dépendance d’une écologie plus large, d’animaux, de plantes, d’air, de l’eau. Tant que nous n’aurons pas compris que nos sorts sont interconnectés, on aura un souci.
Mais il y aussi des actions rassurantes dans ce sens. (…) En Afrique du Sud il y a des tentatives à construire des écologies sociales et politiques larges, axées sur les personnes : des cuisines communautaires et des potagers publics à la University of the Free State jusqu’à la lutte plus ample à travers le pays pour une autonomie alimentaire. Ces efforts sont en relation avec par exemple le Climate Justice Charter national, qui tente de combattre le contrôle des entreprises sur l’eau. (…) »