éco-lutte des classes

A priori, pollueur – payeur ressemble à un principe juste, équitable, voire sympathique. En Europe pourtant, dans la pratique cela se résume pour les grandes entreprises plutôt à le payeur pollue, ou même le pollueur se fait payer. Depuis 2005, l’Union européenne dispose d’un système de quotas d’émission carbone pour les entreprises (l’ETS). Celles-ci sont autorisées à émettre une certaine quantité de CO2 par an ; si elles dépassent ce plafond, elles sont redevables d’une taxe carbone. C’est ce qu’on appelle le quota d’émissions.

Dès le début des entreprises ont menacé de se délocaliser en dehors de l’UE si elles devaient payer pour le total de leurs émissions de CO; même aujourd’hui encore il y a le dirigeant d’une grande compagnie maritime qui déclare: si les règles européennes sur l’énergie créent trop de désavantages concurrentiels, on considère une délocalisation. Ce genre de chantage fonctionne toujours. L’UE paie donc elle-même pour une certaine quantité d’émissions des entreprises. Alors certaines entreprises reçoivent un quota plus important que celui dont elles ont besoin pour couvrir leur pollution. Elles peuvent vendre ce solde aux entreprises qui dépassent leur plafond.

Les données officielles de la Commission européenne montrent qu’ArcelorMittal, le plus gros émetteur de carbone d’Europe, n’a ainsi dû acheter des quotas que pour à peine 4 % de ses 50 millions de tonnes d’émissions de CO2. Dix autres entreprises sidérurgiques européennes, dont Thyssen Krupp, ont reçu plus de quotas gratuits qu’elles n’en avaient besoin pour couvrir leurs émissions totales. Dans le secteur de la chimie, les usines européennes de BASF peuvent également aujourd’hui mettre en réserve un excédent de quotas gratuits comme une poire pour la soif. Les grands pollueurs comme ArcelorMittal paient donc s’ils polluent plus qu’ils ne sont autorisés à le faire, mais s’ils peuvent acheter ces quotas à des entreprises comme Thyssen Krupp ou BASF qui disposent d’un excédent, tout ce commerce ne produira en fin de compte pas de réduction nette des émissions carbone et ce sera en fin de compte L’Union européenne même qui aura subventionné les dépassements des quotas.

En outre, l’industrie répercute ses quotas gratuits sur ses clients. Il s’agit là d’une pure opération de guichet : l’industrie fait payer les consommateurs pour quelque chose qu’elle obtient elle-même gratuitement. Le site solidaire.org fait référence à une étude du cabinet de recherche néerlandais CE Delft (2020), selon laquelle l’industrie belge avait déjà gagné un total de 2,1 milliards d’euros grâce au système d’échange de quotas d’émission. L’ONG Carbon Market Watch a calculé qu’entre 2008 et 2019, l’industrie à forte consommation d’énergie a réalisé en Europe jusqu’à 50 milliards d’euros de bénéfices excédentaires grâce au système européen d’échange de quotas d’émission.

Au lieu de faire payer les grands pollueurs, le marché européen du carbone leur permet donc de maximiser leurs profits. Ils émettent gratuitement. Ils peuvent répercuter leurs émissions sur les consommateurs. Et s’ils font des  investissements verts, ils sont payés pour une bonne partie avec des subventions nationales et européennes, donc de l’argent public. Alors que les citoyens devront bientôt payer une taxe carbone à la pompe et pour le chauffage au gaz, les cinq plus grandes compagnies pétrolières occidentales (BP, Shell, TotalEnergies, ExxonMobil et Chevron) réalisent en 2022-2023 les plus gros bénéfices jamais enregistrés, soit 200 milliards de dollars.

Ces bénéfices excédentaires l’industrie ne les investit certainement pas dans l’écologisation de sa production. Où vont-elles donc ? Ils sont distribués sous forme de dividendes ou par le biais de rachats d’actions aux actionnaires, qui convertissent ensuite cet argent en consommation de luxe dévastatrice. Et tandis que les riches s’enrichissent et que les recettes de la croissance, croissance, croissance finissent dans les poches des détenteurs de capitaux, il n’y a prétendument pas d’argent pour des services publics décents tels que l’éducation, les soins de santé, les transports publics, les logements publics, l’entretien des routes, une alimentation bonne et saine, l’internet, de bons emplois, des semaines de travail plus courtes, un salaire décent. En bref, tandis que le petit groupe du capital continue de polluer et de détruire le monde dans lequel il vit lui-même, la grande multitude des travailleurs fait face à une précarité et des menaces croissantes.

Il y a plus de deux ans, j’ai écrit un essai pour Thomas Project. A border journal for utopian thoughts:‘The Apocalypse will not happen’, (sur ce site: ‘apocalypse, how?’). En gros l’essentiel de cet essai était le suivant : il est insensé de parler d’une apocalypse imminente si déjà la base de ce concept est douteuse, et deuxièmement, si vous voulez faire quelque chose pour prévenir des catastrophes, cherchez plutôt dans le petit et le concret.

Mon approche partit de deux points. Souvent la réflexion sur une apocalypse imminente repose sur une opposition infondée entre nature et culture. Quelqu’un croirait-il encore que la nature puisse exister en dehors de la culture ? Le simple fait de nommer quelque chose comme étant de la nature est un acte de culture. Ou inversement, que l’humain ne ferait pas parti de la nature ?

Deuxio, alors que l’effondrement de toutes sortes d’écosystèmes est directement imputé à la prolifération du capitalisme mondial, une analyse de classe est presque entièrement absente. Vous connaissez l’argument : si seulement « nous » changeons de cap, nous pourrons sauver le monde – mais « nous » devons d’abord le vouloir.

Ce deuxième point a évolué depuis lors. Apocalypse et capitalisme, les deux semblent de plus en plus inextricablement liés. Est-il possible de différencier effondrement de l’écosystème et effondrement du capitalisme ? Si l’effondrement général du monde est dû au capitalisme en tant que système économique, politique et culturel, la suggestion est évidente : mettez fin au capitalisme et sauvez ainsi le monde tel qu’on le connaît. Ce point de départ fondamental a donné naissance il y a plus de quinze ans à des récits que l’on a assemblés sous le nom de réalisme capitaliste, un terme emprunté au monde de l’art. Le raisonnement est le suivant.

Le monde d’aujourd’hui a été créé avec, par et dans les technologies du capitalisme. Si le système capitaliste mondial actuel consiste en la forme et le contenu d’une myriade de technologies (financières, économiques, politiques, culturelles, disciplinaires, industrielles, médiatiques, éducatives, etc.) qui construisent le monde tel qu’il est, alors le capitalisme et le monde sont indissociables. Francis Fukuyama pourrait avoir eu raison : c’est la fin de l’histoire, le capitalisme a façonné le monde à son image et ressemblance. En ce sens, la fin du monde, l’apocalypse, c’est bien la fin du capitalisme, mais inversement, imaginer la fin du capitalisme, c’est aussi imaginer la fin du monde. Si le capitalisme a imprégné le monde entier, penser la fin du capitalisme, c’est immédiatement penser la fin du monde. Tout cela n’était pas vraiment original, mais Mark Fisher l’a résumé succinctement vers 2008 dans cette phrase légendaire : « It’s easier to imagine an end to the world than an end to capitalism ».

Le slogan la lutte pour le climat est une lutte des classes est désormais largement répandu, mais il n’est pas non plus sans poser de problèmes conceptuels. Qu’est-ce qu’une classe, qu’est-ce que la lutte des classes dans ce contexte ? Bien avant Mark Fisher, André Gorz avait publié son célèbre ouvrage Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme (1980). Dès l’introduction, il posa le problème dans une observation qui donne encore à réfléchir aujourd’hui.

Depuis les années 1960, le lien entre le développement des forces productives et le développement des rapports de classe a été rompu. (En d’autres termes, les nouvelles formes d’exploitation du travail d’après la guerre n’ont pas automatiquement conduit à des contradictions nouvelles ou plus intenses entre les travailleurs et les détenteurs de capitaux.) « Non que les contradictions du capitalisme ne soient devenues spectaculaires : jamais elles ne l’ont été autant. Jamais le capitalisme n’a été si peu capable de résoudre les problèmes qu’il engendre. Mais cette incapacité ne lui est pas mortelle : il a acquis la faculté, peu étudiée et mal comprise, de maîtriser la non-solution de ses problèmes ; il sait survivre à son mal-fonctionnement. Il en tire même une nouvelle force : car ses problèmes non solubles le sont intrinsèquement. Ils resteraient insolubles quand bien même le pouvoir d’Etat appartiendrait aux partis de la classe ouvrière. Ils resteront insolubles tant que le mode, les forces et les rapports de production n’auront pas changé de nature. »

Et comment se fait-il que ces modes, forces de production et rapports de production n’ont jusqu’ici pas changé de nature ? Parce qu’ils ont été développés dans la logique du système capitaliste et qu’ils en portent si fortement l’empreinte qu’ils ne peuvent pratiquement pas être déployés à partir d’une autre rationalité, par exemple socialiste ou écologique. C’est ce que Fisher soutient presque trente ans plus tard avec sa thèse sur les technologies capitalistes qui ont construit le monde tel que l’on le connaît.

Gorz conclut son introduction (mais plus de deux cents pages suivront encore) : « Le dépassement du capitalisme, sa négation au nom d’une rationalité différente, ne peut dès lors provenir que de couches qui représentent ou préfigurent la dissolution de toutes les classes, y compris de la classe ouvrière elle-même. »

Qu’en est-il aujourd’hui ? Peut-on affirmer que les problèmes écologiques (de pandémies de toute nature à la perte de biodiversité en passant par les migrations climatiques) disparaîtront si seulement une révolution sociale aura accommodé le système de production dans des structures qui servent les intérêts de la communauté ? André Gorz a sa propre idée là-dessus. Ou bien les guerriers du climat doivent-ils ou elles encore essayer de séparer l’effondrement des écosystèmes de l’effondrement du capitalisme ? Les éco-blanchisseurs se frottent les mains : oui, c’est comme ça que ça doit se passer, faites couler par ici les subventions. Ou bien est-il encore nécessaire de développer une compréhension et une pratique des classes et de la lutte des classes qui s’adapte aux formes et technologies actuelles du travail, du capital, de l’écologie, du pouvoir et de la souveraineté ? Si cela est le cas, il peut être judicieux de reconsidérer les théories et pratiques de multitude et du commun (commonwealth), d’examiner à nouveau ce qu’Antonio Negri (et Michael Hardt) ont proposé au cours des dernières décennies.

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