langue hostile

Une langue peut-elle être hostile ? Un langage ou un idiome, si. Si, comme on le lit parfois, des gens se sentent « chez soi » dans une langue, il doit y avoir aussi des langues dans lesquelles on ne se trouve pas bien. Une bonne partie du phénomène woke a à voir avec la création d’un langage que l’on veut émancipatoire, afin de remplacer un langage dépassé (et donc une vision du monde) considéré oppressif. Mais une langue dans sa totalité ?

Lorsque je vivais aux Pays-Bas, dès la fin des années 1970, il m’arrivait encore quelques fois – rares, je l’avoue – de rencontrer des gens qui refusaient d’écouter ou lire l’allemand, la langue de l’ancien occupant nazi. De ces jours-ci, on s’imagine que lorsque les autorités chinoises ou turques essaient d’éradiquer les langues tibétaine ou kurde, le mandarin resp. le turc qui devraient les remplacer, soient perçus comme des langues hostiles. En Belgique, en cette année 2024, les nationalistes flamands se vantent toujours d’avoir réussi à institutionnaliser la haine du français, jusqu’à l’interdiction de panneaux publicitaires en cette langue dans les communes multilingues autour de Bruxelles. Je me rappelle aussi la conversation à Rotterdam avec Abdellatif Laâbi, à propos des discussions entre écrivains marocains sur l’emploi comme langue littéraire du français, la langue de l’ancien colonisateur. À propos de colonisation, quoi penser des pratiques de créolisation, que ce soit en Afrique du Sud ou en Amérique, où des peuples opprimés subvertissent les langues de leurs « maîtres » ?

Comment alors ne pas croire que l’hébreu (moderne) soit la langue hostile par excellence pour le peuple  palestinien, celles et ceux qui ont été expulsé.es de leur terre et qui aujourd’hui sont massacré.es sur une échelle génocidaire, non seulement à Gaza, mais partout sur ce qui reste de territoire palestinien, à Bethlehem, Jérusalem, Naplouse, Hébron, Tulkarem, Al-Eizariya … par des colons, une armée et des forces de répression qui s’expriment en ivrit comme idiome de l’apartheid israélien ?

Si l’on perçoit ici, sur rivières & lacs, des charactères hébreux, il ne s’agit pourtant pas de la langue d’un indicible dieu cruel ou d’un colonisateur féroce, mais d’un vocabulaire qui est en premier lieu un véhicule d’émancipation. A part l’hébreu-même, le yiddish est l’unique langue au monde écrite en caractères hébreux. Jusqu’à la shoah, le yiddish était pendant près de mille ans la langue vernaculaire des juifs d’Europe de l’Est. Des gens de tous âges en parlaient tous les jours à la maison, au héder, à la synagogue, sur le marché – et dans la lutte politique et sociale. Une grande partie de leur vocabulaire, de leurs expressions et de leurs proverbes était parsemée de références au rituel et aux croyances juives. Mais dans leurs mouvements et organisations socialistes et anarchistes des 19ème et 20ème siècle, les juifs parlaient le yiddish et les mots empruntés à d’autres langues étaient couramment yiddishisés. (Aujourd’hui, le yiddish n’est parlé quotidiennement à la maison et dehors que dans les quartiers hassidiques de New York, London, Antwerpen ou Yerusholaïm.)

Il y maintes manifestations de la présence du yiddish dans l’histoire de la lutte ouvrière. Un bel exemple nous donne le couple formé par Milly Witkop et Rudolf Rocker au début du 20ème siècle. Milly Vitkopski (1877-1955) était originaire d’Ukraine. Comme les pogroms incessants avaient rendu insupportable la vie dans son shtetl, elle s’enfuyait à London en 1894. Il est probable que Vitkopski en tant que juive ukrainienne parlait le yiddish, la langue commune des juifs pauvres en Europe de l’Est. A London, elle survivait comme travailleuse dans les sweatshops de l’industrie textile. C’est là qu’elle s’engagea dans le groupement juif et anarchiste autour du journal Arbayter Fraynd et qu’elle rencontra le relieur allemand Rudolf Rocker (1873-1958). Ensemble, ils passeront une vie entre London, Berlin et les États-Unis à militer dans des organisations anarchistes juives et yiddishophones.

Pour Rocker, ceci n’est pas évident. Il est originaire d’une famille catholique de Mainz, en Allemagne. Lorsque son père, qui était typographe, meurt Rudolf va travailler comme relieur. Son activisme syndical attire l’attention des autorités et il doit s’enfuir vers Paris où il rencontre des ouvriers et des anarchistes venus de Roumanie, Pologne, Russie, qui se disent juifs mais pas nécessairement religieux, et qui s’expriment dans une langue assez similaire à l’allemand. Les juifs qu’il connaît en Allemagne sont commerçants, juristes, journalistes ….  Par contre, ceux et celles qu’il rencontre à Paris exercent des professions comme tailleur, horloger, cordonnier, blanchisseuse, … et parlent le yiddish.

Dans son autobiographie il écrit (en allemand) :

« Ici dans le cercle de mes nouveaux amis juifs à Paris, tout est différent. Il y avait autant de femmes que d’hommes qui venaient aux réunions. Les femmes participaient activement aux débats et elle lisaient la littérature révolutionnaire avec la même avidité que les hommes. Pour moi  c’était un phénomène totalement nouveau. Les relations entre les sexes étaient tellement libres et naturelles – je n’avais jamais vu une chose pareille en Allemagne. »

De Paris il déménage vers London, où il est choqué par la situation de vie misérable des juifs et juives d’Europe de l’est, vivant dans des taudis et travaillant dans les sweatshops de la métropole. Il joint les cercles anarchistes yiddishophones et rencontre Milly Witkop. C’est là aussi qu’il apprend à lire, parler, et écrire le yiddish – jusqu’au point même qu’il sera capable d’écrire sept livres en yiddish et d’éditer des journaux dans cette langue.

Ils sont tous deux actifs dans les luttes sociales. En 1912 Rocker mène avec succès une grande grève de travailleurs juifs, Witkop reste active parmi les ouvrières du textile. Ensemble, Witkop et Rocker deviennent dès 1898 les éditeurs des journaux en yiddish Arbayter Fraynd, Dos Fraye Vort et Zsherminal (Organ fir anarkhistishe velt-anshoyung).

Zsherminal (Organ fir anarkhistishe velt-anshoyung)

En 1914, au début de la première guerre mondiale ils sont emprisonnés, lui en tant qu’Allemand, elle à cause de ses activités de « propaganda contre la guerre ». Après leur remisse en liberté en 1918, ils déménagent vers Berlin. Ils s’engagent dans une organisation anarchosyndicaliste, la FAUD (Freie Arbeiter-Union Deutschlands) et  Witkop devient rédactrice de Der Frauenbund, le journal du Syndikalistische Frauenbund. Rocker, à part de ses activités syndicalistes et éditoriales, se développe en tant que théoricien de l’anarchisme et comme traducteur vers le yiddish d’œuvres de la littérature internationale de son temps. D’aucuns le placent au même niveau que des pères fondateurs de l’anarchisme tels Kropotkine, Malatesta, Proudhon ou Bakounine.

En plus, Rudolf Rocker semble avoir été un homme tout à fait gentil, lumineux, chaud et sympathique, et menant une vie selon ses propres principes humanitaires. A mentsh on l’appelait – ce qui n’était pas nécessairement évident, même parmi les anarchistes. Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, par exemple, qui était mon idole après avoir lu pour la première fois son Dieu et l’État lorsque j’avais vingt ans et dont un portrait ornait le mur de ma chambre d’étudiant, avait selon des témoins oculaires un vrai caractère d’ogre.

Alors arrivent les années 1920 et 1930, la montée des nationaux-socialistes et les persécutions des juifs (une fois de plus). Après l’incendie du Reichstag en 1933 Witkop et Rocker s’enfuient vers les États-Unis. Rocker abandonne tout ce qu’il possède en Allemagne : ses écrits et sa bibliothèque. Tout sera brulé par les nazis. En Amérique, ils restent actifs jusqu’à la fin de leur vie en supportant aussi bien les républicains dans la guerre civile espagnole, que des initiatives anarchistes locales ou en Allemagne, et même pendant la guerre les alliés, considérant que des moyens pacifistes ne suffisent pas pour vaincre le nazisme.

La plus grande partie du monde yiddishophone a péri dans le génocide perpétré par l’Allemagne nazie et ses sbires. Dans la littérature yiddish qui raconte les mésaventures des juifs de l’Europe centrale et orientale avant et pendant la deuxième guerre mondiale, l’allemand est sans doute une langue hostile. Mais depuis la guerre l’Allemagne choisit de nouveau assez conséquemment le côté des génocidaires, bien que cette fois ce soit en soutenant « l’état juif » qui massacre la population palestinienne.

Le yiddish, comme toute langue, incorpore des mots et termes de son environnement et la langue a une bonne part de ses origines dans les langues germaniques. Depuis, celles et ceux qui désirent développer un yiddish moderne, occidental, séculier et libéré d’influences thoraïques et hébraïques se tournent également vers l’allemand pour remplacer les hébraïsmes traditionnels. C’est ainsi que par exemple mishpokhe (famille) devient familie, khaver (ami) est fraynd, milkhome (guerre) est remplacé par krig, … et loshn (langue ou langage) se change en shprakh. L’allemand, bon à toutes fins.


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