solidarité de principe

Si l’on veut se libérer de la perspective états-unienne sur le monde (c’est-à-dire, si l’on prend sa propre décolonisation au sérieux), il ne suffit pas de s’orienter sur les média bien-pensants de l’Europe occidentale. D’autre part, le monde au-delà de cette frange du vieux continent est beaucoup trop vaste et complexe pour connaître tous les points de vue possibles sur ce qui puisse te toucher en tant que citoyen du monde.

Moi pour ma part, j’essaie de suivre et de comprendre quelques perspectives africaines sur ce qui se passe sur cette terre en crise permanente. L’une de mes sources est le site web Africa is a Country. Son rédacteur en chef, Will Shoki, est un commentateur avisé de la politique mondiale, qui diffuse chaque semaine une lettre d’information dans laquelle il aborde brièvement un sujet d’actualité épineux.

L’optique de cette semaine est la guerre civile au Soudan et le fait que celle-ci ne suscite pas le même émoi que le génocide du peuple palestinien et l’invasion sioniste du Liban. En effet, on sait (on peut savoir) qu’à plusieurs endroits du monde des massacres ne cessent d’être perpétrés, et Shoki souligne le biais de l’empathie émotionnelle pour les victimes des meurtres de masse israéliens.

Je comprends son argument, et je vois aussi l’importance de la solidarité de principe qu’il mentionne. Seulement, je crains que le fait de mettre l’accent sur la solidarité de principe par rapport à la solidarité émotionnelle ne fasse que renforcer le sentiment déjà fort d’impuissance. Pour le moment, j’ai déjà l’impression que tous ceux qui s’opposent actuellement à l’extermination du peuple palestinien sont totalement impuissants à faire quoi que ce soit à ce sujet. Tu peux descendre dans la rue et protester, faire de petits boycotts et écrire des articles attaquant la violence du système d’apartheid sioniste, tout cela ne change rien, parce que pour ceux qui sont au pouvoir, Israël est intouchable. J’ai tellement peur que si tu veux développer une solidarité et une empathie similaires pour tous les autres massacres dans le monde, tout ce que tu pourras dire, c’est : en Palestine, c’est grave, mais au Soudan (ou au Kurdistan ou en Arménie, …), c’est aussi grave, tu sais. Se préoccuper de la souffrance du monde entier ne conduira-t-il pas finalement à la résignation ?

Enfin, j’ai traduit le texte de Will Shoki dans bulletin d’information d’Africa is a Country du 28 octobre.

 
La guerre que le monde a oubliée

Suite à la défection d’un officier de haut rang des paramilitaires des Rapid Support Forces (RSF) au profit de l’armée soudanaise dimanche dernier, les RSF ont mené une série d’attaques de représailles à El Gezira, l’état agricole d’origine de l’officier, Abuagla Keikal. Selon le Wad Madani Resistance Committee, environ 124 personnes ont été tuées, plusieurs civils ont été arrêtés et des milliers de personnes ont été déplacées. Ces attaques comptent parmi les plus meurtrières de la guerre qui oppose depuis 18 mois les RSF aux forces armées soudanaises.

Qu’est-ce que cela signifie d’appeler le Soudan « la guerre oubliée du monde » ? Dans une interview accordée à l’Associated Press la semaine dernière, le directeur adjoint de l’UNICEF, Ted Chaiban, a déploré : « Le pays tout entier a été disloqué… Et pourtant, malgré cela, le pays et la crise sont oubliés ». « Nous avons tout fait pour répondre à la guerre à Gaza et à la guerre au Liban… Le Soudan a également besoin de ce niveau d’attention », a-t-il ajouté.

Bien qu’il soit bien intentionné, Chaiban répète une erreur qu’Azhar Sholgami a relevée en mai. Selon Sholgami, appeler à la solidarité avec le Soudan en se référant à d’autres contextes obscurcit encore davantage le conflit. Selon M. Sholgami :

Le problème … est qu’il a fallu que d’autres conflits sur d’autres identités fassent surface pour que la perte de vies soudanaises soit reconnue. Je tiens à souligner que cette comparaison n’a pas pour but de donner la priorité à une cause plutôt qu’à une autre – toute forme de calamité humaine mérite une solidarité totale. Cependant, l’humanitarisme sélectif va à l’encontre de l’objectif de l’humanisme, à savoir que toute perte de vie innocente est une perte pour l’ensemble de l’humanité, quels que soient le lieu et les victimes.

Plus tôt dans l’article, Sholgami invoque un slogan omniprésent dans notre actualité politique : « nos luttes sont interconnectées ». C’est un sentiment que j’ai également déjà évoqué dans cette lettre d’information. Mais ce que je comprends, c’est que Sholgami nous met au défi d’être attentifs à la façon dont l’universalisme apparent de cette phrase peut renforcer une sorte de distance émotionnelle qui rend plus difficile la relation avec une situation politique dans ses propres termes.

En 2016, le psychologue américano-canadien Paul Bloom a publié un ouvrage contre-intuitif : Against Empathy (Contre l’empathie). Bloom soutient que si l’empathie – l’acte de faire l’expérience du monde comme on pense que le fait quelqu’un d’autre, en se concentrant notamment sur l’aspect émotionnel de ce que ressent une autre personne – peut rendre les expériences des autres saillantes et importantes, elle est souvent biaisée et peut conduire à une mauvaise prise de décision morale. Comme l’a expliqué Bloom dans une interview accordée à Vox peu après la publication du livre, « les défauts de conception (design failings) de l’empathie sont liés au fait qu’elle agit comme un projecteur. Elle fait un zoom sur vous. Mais les projecteurs n’éclairent que là où vous les pointez, et c’est pour cette raison que l’empathie est biaisée. Je suis susceptible de ressentir de l’empathie pour vous, un beau Blanc, mais je n’en ressens pas pour quelqu’un de repoussant ou d’effrayant ».

Je pense qu’une chose similaire se produit avec le type de langage « omnibus » que les progressistes ont l’habitude de déployer pour discuter des crises, par lequel nous citons une situation politique parmi d’autres (c’est le langage de « nos luttes sont interconnectées ») ou la réfractons à travers le prisme d’une autre question (par exemple, « la Palestine est aussi une question de justice climatique »). Dans les deux cas, il ne s’agit pas de dire que nos luttes ne sont pas liées, ni qu’une lutte pour l’autodétermination nationale n’a pas de multiples facettes. Mais nous agissons ainsi en partie pour donner une résonance émotionnelle à des questions qui nous semblent très éloignées de nos vies en les reliant à des causes qui nous tiennent déjà à cœur ou à des questions que nous comprenons mieux.

Cette tactique rhétorique peut s’avérer extrêmement efficace. Mais elle peut aussi briser et figer par inadvertance notre compréhension à des niveaux superficiels. Il est peut-être plus facile de se mobiliser contre le génocide israélien en Palestine parce que la complicité de l’Occident est si flagrante et monstrueuse, en accord avec son histoire sordide au Moyen-Orient. Mais que se passe-t-il si les puissances étrangères qui prolongent la guerre au Soudan ne sont pas issues du « monde blanc et occidental », mais comprennent les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte ?

Bloom propose comme alternative à l’empathie ce qu’il appelle la « compassion rationnelle ». Bloom souligne que la compassion peut être présente sans l’intensité émotionnelle de l’empathie. Il suggère que l’on peut se soucier des autres et agir moralement sans nécessairement ressentir leur douleur, ce qui conduit parfois au burn-out ou à l’épuisement émotionnel de la personne qui fait preuve d’empathie.

Dans l’argumentation de Sholgami, je décèle les prémices d’une distinction similaire entre ce que nous pouvons peut-être appeler la solidarité émotionnelle et la solidarité fondée sur des principes. En ce qui concerne cette dernière, il convient de répéter ce que dit Sholgami : « Toute perte de vie innocente est une perte pour l’ensemble de l’humanité, quels que soient le lieu et les victimes ». Ce type de solidarité de principe est difficile à atteindre, précisément parce qu’elle est quelque peu désintéressée. Bien que la connaissance d’une circonstance particulière soit importante, ce n’est pas cette connaissance qui décide de la position, mais plutôt un engagement politique ou moral fondamental. C’est, par exemple, le fondement de la politique anti-guerre qui était autrefois un pilier de la gauche mondiale. Indépendamment de ses causes, la guerre est combattue pour ses effets désastreux qui déchirent le tissu social et privent profondément les gens ordinaires de leurs moyens d’action. Les principes ne sont pas des dogmes et le contexte est important. Les individus ou les groupes ont parfois le droit de résister à l’agression et à l’oppression (on peut soutenir que faire la guerre et résister sont deux choses différentes, un débat pour un autre jour). Mais même dans ce cas, la violence n’est jamais une bonne chose et, en fin de compte, seuls la politique et la diplomatie peuvent mettre fin aux cycles de violence.

Le monde a besoin d’un mouvement anti-guerre revivifié, qui s’appuie principalement sur une solidarité de principe plutôt que sur une solidarité émotionnelle. Nos luttes ne sont peut-être pas toujours liées, du moins pas de manière directe. Mais nos aspirations communes le sont, et ce que recherche presque chaque être humain sur cette planète, c’est le droit de vivre en paix.


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