un territoire yiddish

« Toute langue appartient à un lieu spécifique. Elle peut migrer, elle peut s’étendre. Mais en général elle est liée à un territoire géographique, un pays. » Chaque langue, Jhumpa Lahiri vous dit, est un espace. Ainsi, dans chaque langue, on peut se placer et se déplacer, à l’intérieur d’une langue même ou en entrant dans une autre langue. La métaphore spatiale, Lahiri l’emploie assez conséquemment lorsqu’elle décrit comment elle, anglophone étatsunienne d’origine bengale, se plonge dans l’italien – à Roma, le territoire mental de l’italien (In altre parole, Milano 2015).

En effet, même si plusieurs langues sont désormais mondiales, on sent que le français est lié à la France, l’espagnol à l’Espagne, le portugais au Portugal ou l’anglais à l’Angleterre. Pour autant que je sache, il y a pourtant une langue vraiment mondiale qui n’a pas de territoire propre, une terre qui soit liée psychologiquement et inextricablement à cette langue. C’est le yiddish. Evidemment le yiddish a ses origines géographiques dans l’Europe de l’est, mais de nos jours il n’a pas vraiment sa propre terre, son pays ou son état dont il pourrait être la langue ou l’expression profonde.

Sauf que – tout à coup je découvre par hasard l’existence de Birobidjan, le centre administratif de l’Oblast autonome juif de Russie.  Ce qu’en dit Wikipédia : Birobidjan est située au nord de l’oblast, à la confluence de la rivière Bira, un des principaux affluents du fleuve Amour, et de la Bidjan, lesquelles ont donné leurs noms à la ville. Elle se trouve à 163 km à l’ouest-nord-ouest de Khabarovsk, à 630 km au nord de Vladivostok et à 6 014 km à l’est de Moscou. En fait, Birobidjan se trouve sur le Transsibérien, tout près de la frontière chinoise. En 2010 elle comptait 75.413 habitants, elle est la seule identité politique au monde dont la langue officielle est le yiddish. C’est à dire, une des langues officielles, l’autre étant bien évidemment le russe.

Birobidjan est une ville artificielle, construite en 1931 en application d’une décision gouvernementale de l’URSS. Il paraît que surtout des communistes juifs canadiens supportaient la création de la ville, estimant que celle-ci serait la seule solution raisonnable de la « question nationale ». Depuis l’Argentine, les États Unis, la Pologne, la Roumanie, l’Allemagne ou la Lituanie des ouvriers et des ingénieurs, emportant leur langue indo-germanique, déménageaient vers cette ville, destinée entre autres aussi à contrer une éventuelle expansion chinoise ou japonaise. Pour plusieurs raisons l’Expérimentation Birobidjan ne fut pas vraiment un succès. En 2017 la Région Autonome Juive n’aurait plus compté qu’ 1 % d’habitants juifs et seulement une centaine d’entre eux parlant le yiddish – ce qui n’exclut pas pourtant la persistance d’une culture yiddish publique et active (écoles, théâtres, synagogue, …).

C’est un peu par hasard que le magazine en ligne Forverts vient de redécouvrir l’existence de cette enclave yiddish. Fin 2021 on semble fêter un peu partout en Russie le cinquantenaire de la chanson populaire Nadezhda (l’histoire de deux amants séparés par une longue traversée dangereuse). Et voilà comment on a retransmis à la télé russe la version yiddisch, chanté par un petit chœur de Birobidjan.

Une raison de plus pour perpétuer cet héritage culturel, non?

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