Selon le philosophe et homme politique Sami Naïr, notre civilisation souffre d’une imperfection fondamentale, à savoir l’incapacité de penser l’avenir – en premier lieu parce que nous ne pouvons pas interpréter le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui avec le savoir que nous avons construit à base du passé. La société d’aujourd’hui est plus multifonctionnelle que jamais auparavant; la dynamique de la société de l’information repose sur la combinaison de haute vélocité et courts effets; classe et statut ne sont plus liés de manière unidimensionnelle; les systèmes politiques tels que la démocratie représentative ou le totalitarisme sont aujourd’hui fondamentalement différents des modèles dont ils émergent ; bref, notre société est infiniment plus complexe et mobile que toutes celles qui nous ont précédées. Notre incapacité à interpréter correctement la complexité actuelle ne nous mène qu’à plus d’incertitude quant à l’avenir.
Pendant des siècles la complexité a été écartée de la pensée occidentale. D’Aristote jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le courant intellectuel dominant consistait en l’élimination de la complexité, en la recherche dans la complexité du caractère simple et reproductible des phénomènes sociaux et naturels. On a utilisé une « stratégie de la mise en valeur », dit le philosophe Mauro Cerruti : chaque augmentation du savoir entraîne une réduction correspondante de l’ignorance. La complexité a toujours été considérée comme un problème à résoudre, et non comme une réalité à étudier. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, quand les lois de la mécanique (réversibilité : eau – glace – eau) ont été graduellement remplacées par des approches comme les principes de la thermodynamique, que l’irréversibilité fondamentale des processus est devenue une caractéristique essentielle de la recherche scientifique.
De nos jours le temps est devenu un concept crucial, précisément parce qu’aujourd’hui on a les catégories épistémologiques pour comprendre qu’on ne peut pas remonter le temps, qu’on ne peut pas restaurer un ancien état. En soi, ce point de vue n’est pas nouveau, au contraire même, mais pendant longtemps il n’a pas eu de place centrale dans la pensée. L’exemple le plus ancien que je connaisse est la déclaration d’Hérakleitos (rendue par Platon) :
“πάντα χωρεῖ καὶ οὐδὲν μένει” καὶ “δὶς ἐς τὸν αὐτὸν ποταμὸν οὐκ ἂν ἐμβαίης”
« Tout change et rien ne reste le même » et « vous ne pouvez pas entrer deux fois dans le même fleuve ».
La rivière est toujours là, mais l’eau a coulé et cette eau ne revient jamais. Aujourd’hui, cette antique prise de conscience est de retour : quelque chose s’est passée, vous pouvez réagir, mais vous ne retrouverez jamais ce qu’il y avait avant. L’économiste Aviel Verbruggen pense différemment; il recherche le degré de réversibilité dans la prise de décision concrète, la mesure dans laquelle il est possible de maintenir ou de restaurer le fonctionnement initial d’un système. Ce degré serait déterminé par la durée de certaines conséquences d’une décision, les coûts de maintien ou de restauration d’un système perturbé ou en voie de disparition, et la substituabilité de la fonction affectée. En d’autres termes, un développement ne serait ni réversible ni irréversible, mais la mesure dans laquelle l’un ou l’autre soit possible est déterminée par les caractéristiques du développement lui-même et des choix dans la prise de décision à son sujet.
Et pourtant, même en tenant compte d’une certaine irréversibilité des développements, les responsables politiques en particulier restent souvent préoccupé.e.s par une pensée linéaire. On pense toujours en termes de bonnes ou mauvaises politiques, comme si, par exemple, les décisions d’un gouvernement ou des banques centrales seraient à l’origine de croissance ou de catastrophes économiques. L’idée qu’il y ait une relation linéaire entre les intrants (mesures politiques) et les extrants constitue toujours la base pour évaluer des mesures politiques en bien ou en mal et pour identifier les «responsables » ou les boucs émissaires. Ce n’est qu’en maintenant cette ligne de pensée linéaire que des contradictions telles que « gauche » et « droite » ou progressistes et conservateurs peuvent survivre – alors que dans la complexité de la réalité sociale, elles n’ont en fait plus de sens (absolu).
En 1993 le diplomate Jean-Marie Guéhenno écrivit : « La belle architecture pyramidale, qui verrait les nations transcender leurs différends dans des organisations régionales, elles-mêmes piliers d’un ordre mondial, n’a plus guère de sens. Elle repose sur un modèle de décision et de pouvoir qui ne correspond plus à la réalité ; l’âge de la complexité est l’âge de l’inachèvement et du déséquilibre. »
Des processus politiques ou administratifs de rationalisation et de différenciation auront donc peu d’effet, selon l’expert en administration publique Paul Frissen : « La rationalisation et la différenciation sont de nature linéaire : elles suggèrent le progrès et une conception et un fonctionnement organisationnels toujours meilleurs. La rationalisation et la différenciation visent également à accroître l’efficacité et l’efficience et donc à perfectionner le contrôle. En d’autres termes, elles s’inscrivent dans la « grande histoire » de la politique et de la bureaucratie qui, dans une subordination hiérarchique et légitimées démocratiquement, dirigent le processus de développement social. Cette histoire vise à fournir consistance et cohérence au milieu de développements chaotiques et imprévisibles. » Ce système politico-administratif moderne est de plus en plus problématique et inadéquat, car il a essentiellement la rationalité d’une pyramide, il est structuré hiérarchiquement et doit considérer l’autogestion comme une menace – et cela précisément à un moment où se développent de plus en plus des archipels politico-administratifs, des processus politiques circulaires et des formes néolibérales d’autogestion, en somme une sorte de postmodernisation et une certaine reconnaissance (quoique motivée par la recherche de profit particulier) de la complexité.
L’on nomme « complexe » un système économique ou social, lorsque l’on reconnaît la multiplicité et la variété de ses relations et interactions individuelles au niveau micro. Mais les systèmes sociaux que l’on peut reconnaître ainsi sont également complexes au niveau macro, entre autres en ce qu’ils sont réflexifs. Un système réflexif est un système qui apprend de soi-même, et qui incorpore dans sa reproduction ce qu’il a appris ainsi, de sorte qu’au moment de l’autoréflexion, le système se modifie déjà à nouveau. Et ces systèmes autoréflexifs interagissent simultanément en permanence avec d’autres systèmes également autoréflexifs et en mouvement.
Dans les années 1950, Heinz von Foerster, l’un des fondateurs de la pensée contemporaine de la complexité, déclara que l’un des principaux défis de la complexité consiste dans son fonctionnement selon le principe d’order from noise. Le principe classique de l’organisation sociale a toujours été order from order : les lois naturelles – ou même les lois divines – déterminent les ordres naturel et social. Plus tard, on comprenait l’organisation sociale selon le principe statistique d’order from disorder: le comportement désordonné des individus pouvait être compris par des statistiques au niveau de la population. Order from noise maintenant signifie qu’à partir de l’ensemble du comportement désordonné (ou la turbulence, comme on l’appelle aussi) on peut construire des organisations ou des ordres. Ainsi le défi fondamental serait de trouver des structures qui concilient l’imprévisibilité et l’ordre ; en d’autres termes, d’imaginer l’interaction entre événements contingents et structures émergentes.
Voici le paradoxe auquel est confrontée la gestion de la complexité : il faut mettre de l’ordre temporaire dans une réalité sociale, dans laquelle une multitude d’acteurs fonctionnent avec des objectifs, des intérêts, des méthodes, des valeurs et des normes différents. Pour gérer cette réalité complexe, il faut appliquer une réduction de la complexité, et cette réduction est déterminée par un nombre contingent de facteurs : le hasard en général, des limites technologiques, des cadres juridiques et politiques, les développements géopolitiques mondiaux, mais aussi les choix éthiques et politiques. Après tout, la compréhension d’un système social particulier ne conduit pas par soi-même à des choix moraux ou à une vérité qui pourrait constituer la base de l’action sociale; l’action ne peut être fondée que sur une décision, qui en soi est aussi contingente que la décision de définir un système.
Après tout, il n’y a pas de frontières naturelles entre un système et son environnement. Les limites et les hiérarchies sont déterminées par l’observateur, qui peut intervenir à plusieurs niveaux dans la construction du système. Chaque système est également simultanément subdivision et dôme; il est déterminé par et détermine lui-même les liens avec ses parties constitutives. Il n’est donc que grâce à la pluralité des spectatrices et des points de vue que l’on peut obtenir une certaine connaissance. Une relocalisation de l’observateur produit immédiatement de nouveaux points de vue, et redéfinit et restructure donc les systèmes et leurs interrelations. Ainsi, chaque augmentation de la connaissance s’accompagne dorénavant d’une augmentation de l’ignorance; dès que le savoir contemporain fixe les limites d’un discours, il ouvre immédiatement de nouvelles possibilités pour de nouveaux discours. Dans ce contexte, il est peut-être moins important pour les politiciens et les politiques de choisir la bonne solution, que d’éliminer des solutions possibles de la multitude d’approches, et dont on ne saura jamais si elles n’étaient pas meilleures, plus appropriées, plus correctes que la solution choisie.
En ce sens, la philosophe Brunella Antomarini appelle à apprendre à « penser avec des erreurs ». Nous ne pouvons qu’estimer la probabilité de développements futurs. La conséquence est que sans l’établissement de connexions linéaires, on perd de la certitude. En même temps, cependant, on reste proche de la complexité de la réalité : « Si nous restons incertains, c’est paradoxalement parce que nous voulons atteindre une plus grande précision empirique qu’une ligne directrice forte pourrait nous offrir. Il est plus probable qu’un guide nous conduise sur le mauvais chemin, car il suppose un objet complètement contrôlable » . Selon Antomarini, il faut donc toujours garder présente « l’ombre de l’erreur » et ne pas supposer que l’on ait vu juste. C’est précisément l’incertitude au sujet d’un certain problème qui amène les gens à réfléchir à ce problème. Quand on essaie ensuite de trouver une solution, on ne peut ignorer cette incertitude.
En 1993, Jean-Marie Guéhenno voyait un avenir qui, d’une part, implique la fin de la politique telle que nous la connaissons aujourd’hui et, d’autre part, offre une lueur d’espoir pour une nouvelle forme de politique. Il part de l’observation que la gouvernance et la politique dans nos sociétés occidentales sont encore principalement structurées de manière pyramidale :
Et cette pyramide de responsabilités, déterminée par la géographie, permet d’organiser, sur plusieurs niveaux, une vie politique: il y a un espace de solidarité de la commune, un espace de solidarité de la région, un espace de solidarité de la nation, et, à chacun de ces niveaux, les citoyens fixent les priorités, rendent des arbitrages et, surtout, expriment une volonté commune : c’est la définition même de la politique. Tout change quand l’activité humaine s’affranchit de l’espace, quand la mobilité des hommes et de l’économie fait voler en éclats les découpages géographiques. La solidarité spatiale des communautés territoriales disparaît, remplacée par des regroupements temporaires d’intérêts. [-] La politique survivra-t-elle à pareille révolution ? Depuis l’origine, depuis la cité grecque, elle est l’art de gouverner une collectivité d’hommes définis par leur enracinement dans un lieu, cité (polis) ou nation. Si la solidarité ne se laisse plus enfermer dans la géographie, s’il n’y a plus de cité, s’il n’y a plus de nation, peut-il y avoir encore de la politique ?
C’est en ce sens que la révolution à accomplir est d’ordre spirituel. Les débats de l’avenir porteront sur le rapport de l’homme au monde : ils seront des débats éthiques, et c’est par eux qu’un jour, peut-être, renaîtra la politique, dans un processus qui partira du bas, de la démocratie locale et de la définition qu’une communauté donnera d’elle-même, pour aller vers le haut. Le processus sera le même qu’il s’agisse des parties du monde où la démocratie ne s’est jamais imposée, comme l’ancienne URSS, ou de celles où elle arrive à épuisement. La solidarité qui doit permettre de dépasser le repli communautaire ne sera donc pas, au départ, « politique », elle trouvera son fondement dans le sentiment d’une commune responsabilité devant un monde don’t les limites doivent borner l’ambition des hommes.
Littérature
Brunella ANTOMARINI (2003), ‘Pensare con l’errore’. Lettera internazionale 75, 43-44.
Paul FRISSEN (1996), L’État virtuel – politique, gouvernance, technologie : une histoire postmoderne.
Schoonhoven, Service académique.
Jean-Marie GUEHENNO (1993), La fin de la démocratie. Flammarion/Champs 322, 1995.
La sfida della complessità. (1985) A cura di Gianluca Bocchi e Mauro Ceruti. Milano, Feltrinelli/Campi del sapere, 3e éd., 1987.
Sami NAIR (2002), ‘I due volti della globalizzazione’, Lettera internazionale 73/74, 2002, 5-6.
Aviel VERBRUGGEN (2011), ‘The usefulness of cost-benefit analysis to make social decisions’, Streven, décembre 2011, p. 997-1010.