en d’autres mots 1

Imaginons que tu puisses choisir toi-même ta langue. Tu as grandi dans une certaine langue maternelle, rien à faire, mais à un moment donné ou à un certain âge, tu obtiens la liberté de choisir toi-même ta langue, sans contraintes de lieu ou de pouvoir. Je sais bien, langue et pouvoir sont inextricables, et c’est dans cette combinaison que croît ton identité complexe. Partout au monde, il y des gens auxquelles est imposée une nouvelle langue – pas la langue donc dans laquelle ils sont nés, mais une nouvelle langue, imposée de force, par des pouvoirs géopolitiques ou sociaux. Dans une certaine mesure, toute langue s’impose de manière contingente et arbitraire.

Mais là, c’est toi qui décides : dorénavant, celle-ci sera ma langue, c’est avec elle que je me développerai et dont je me servirai dans mes pensées et mes relations. C’est ce qu’a fait l’écrivaine Jhumpa Lahiri vers 2012. Élevée dans une famille bengale à New York, sa langue primaire est l’anglais, mais dans le contexte familial, le bengali reste incontournable. Après avoir découvert l’italien (1994, en touriste, à Firenze), elle réalise que ces deux langues à elle ne s’assortissent pas. La nécessité de parler parfaitement l’anglais et le bengali produit une sorte de contradiction intérieure, une sorte d’aliénation non seulement de soi-même mais également de ces langues, vécues comme conflictuelles.

En 2015 paraît son premier livre en italien : In altre parole (‘En d’autres mots’). Il raconte comment, après des années de cours d’italien, elle décide d’aller vivre à Roma pour s’immerger de la tête aux pieds dans cette nouvelle langue. Car en effet, pour Lahiri se tourner vers l’italien n’a pas à voir avec ‘la conquête d’une langue’, mais bien avec la métaphore la plus courante à ce sujet : un espace qu’on habite. Elle ira vivre dans la langue. Mais non seulement elle va vivre dans la langue (« Je vais à Roma pour changer de camp, et pour rejoindre la langue italienne. … Je vois, devant moi, une nouvelle chambre, vide. »), la langue prend possession de son corps et son âme (« Ce que je ressens est quelque chose de physique, d’inexplicable. Cela provoque un désir indiscret, absurde. Une tension exquise. Un coup de foudre. »)

Jhumpa Lahiri s’exprime avec une exaltation que personnellement je ne connais pas, mais je crois comprendre de quoi il s’agit. Au fond, la décision d’écrire en italien implique aussi un tournant fondamental dans sa pensée et dans la création et la gestion d’expériences. Une langue n’est pas que la traduction en mots d’un set de pensées préexistantes. Ceci est en effet la fameuse thèse de Noam Chomsky : toutes les langues sont tout aussi complexes et capables d’une même manière à exprimer la réalité.

Moi, je penche plutôt vers le relativisme linguistique de Sapir-Whorf : la langue que l’on parle est en relation étroite avec la réalité qu’elle exprime. La langue aide à penser et à créer du contenu – et ceci dans les deux directions. D’une part il y a ce que James Baldwin a formulé dans son fameux article ‘If Black English Isn’t a Language, Then Tell Me, What Is ?’ (The New York Times, July 29, 1979) : comme ils ont des réalités différentes à exprimer, à contrôler, un Français vivant à Paris parle un langage subtilement mais crucialement différent de quelqu’un vivant à Marseille ; ils n’expriment, et ne peuvent exprimer, les mêmes choses. Le contenu est différent, donc la langue est différente. Inversement, penser en français ou en anglais n’est pas indifférent ; non pas parce que dans les deux cas la langue et la pensée correspondraient totalement, mais parce que chaque langue indépendamment te mène à penser différemment. La langue est différente ; elle créera des concepts différents pour créer et comprendre le contenu.

Je reconnais cette sensation de Lahiri de simultanément vivre dans une langue et d’en être occupé. D’un point de vue administratif belge, je suis officiellement bilingue néerlandais-français. Mais sauter d’une langue à l’autre n’est pas évident. Cela aide de se sentir habiter dans l’une d’elles ou en être imprégné.  Il y longtemps, j’ai travaillé pendant un peu plus d’un an au SPF Justice. J’y rédigeais des arrêtés ministériels destinés à mettre en œuvre la nouvelle législation sur les armes. Comme en fin de compte tous ces textes devaient sortir de chez nous en deux langues (la version allemande était rédigée par un service à part), je préférais faire la première version en français. Cela m’obligeait à formuler le plus précisément possible, avec un minimum d’ambiguïté, le compromis entre ce que voulut la ministre et ce qui était juridiquement possible. Mais aussi, je crois que travailler à Bruxelles, pour une ministre francophone, dans un service bilingue, stimulait un état d’esprit et une pensée formulée généralement en français.

Donc, bien qu’il soit possible de rester immobile et de ne vivre en nomade que mentalement, un contexte matériel aiderait énormément à faire le saut, à établir une relation physique avec l’autre langue. Jhumpa Lahiri écrit : « A Roma, pourtant, écrire en italien me paraît la seule façon de me sentir présente ici – peut-être même d’avoir une connexion, surtout en écrivaine, avec l’Italie. » Mais l’inverse vaudrait également. Il ne s’agit pas seulement de ma connexion avec l’Italie, mais aussi bien de la connexion du monde avec ma pensée et ma langue. Vivre à Roma stimule la pensée en italien. Il ne s’agit nullement alors de vouloir devenir écrivaine italienne ou locuteur français ; résider dans un contexte langagier spécifique facilite l’acte de penser ou d’écrire en italien, ou français, ou yiddisch …

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