« Macht kaputt, was Euch kaputt macht », chantaient les Ton Steine Scherben au début des années 1970. Aujourd’hui, en Europe occidentale, cette devise est à nouveau à l’ordre du jour. Les actions menées par Tyre Extinguishers sont peut-être les plus connues à l’heure actuelle. Le 8 mars, ceux-ci ont partagé avec enthousiasme cette photo inspirante sur Telegram, accompagnée du texte :

Happy birthday to us!! One year ago today we took action for the first time.
To celebrate: 29 SUVS DISARMED IN KARLSRUHE, GERMANY
SUVs hit in the south-western German city for the second time.
Where’s next?
Pour convaincre les propriétaires des pneus dégonflés du bien-fondé de leur action, Tyre Extinguishers ont laissé une note sous les essuie-glaces avec ce texte :

En effet, les monstres électriques ou hybrides ne sont pas exclus de considération: l’électrification de tout et n’importe quoi n’est pas une solution à la crise climatique. L’extraction des matériaux nécessaires à la production d’électricité ne fait que déplacer la pollution : vers la campagne (les éoliennes) ou dans des régions éloignées qui se trouvent submergées du gâchis et de la misère, à l’abri des regards occidentaux. Ce type d’ « énergie verte » est en grande partie une pure exploitation néocolonialiste.
Tyre Extinguishers suit les traces des dégonflés et des flagadas, qui vers 2006 menaient déjà une guérilla contre la terreur de la mafioneta – c’est ainsi que les habitants de Medellín, en Colombie, appelaient à l’époque les fausses jeeps et les grosses voitures blindées vendues sous le nom de SUV. Ils sont d’ailleurs loin d’être les seuls à s’en prendre directement aux individus ou aux institutions qui menacent de les détruire (et à ne pas se contenter donc d’occuper un carrefour ou de barbouiller un tableau de peinture). En effet, même lorsque « le climat » est invoqué pour justifier des actions, la plus grande menace ne vient pas d’un nous indéfini et abstrait, mais d’actions destructrices concrètes menées par des auteurs concrets.
En France, par exemple, lors de la canicule de l’été dernier, un collectif toulousain a saboté deux terrains de golf. Alors que le gouvernement avait interdit l’arrosage des champs, des potagers et des pelouses, une exception a été faite pour les terrains de golf. Les activistes ont coulé du béton dans les holes et endommagé une partie de la pelouse. À Limoges, des légumes ont été plantés dans les trous des golfs municipaux. Un peu plus tard, à Gérardmer, dans les Vosges, cinq jacuzzis extérieurs ont été sabotés sous le slogan « L’eau, c’est fait pour boire ». La région souffrait depuis longtemps d’une sécheresse extrême qui obligeait notamment les habitants à faire bouillir l’eau du robinet pour la rendre potable.
Entre-temps, Tyre Extinguishers ont acquis une notoriété internationale. Des groupes sous ce nom ont frappé dans des villes telles que Londres, Bristol, Brighton, Cambridge, Sheffield, Liverpool, Manchester, Edimbourg, Glasgow, … et sur le continent à Zurich, Essen, Dortmund, Göteborg, Malmö, Oslo, La Haye, Apeldoorn, Amersfoort, Zwolle, Vienne, Berlin, Bonn, München, Innsbruck, Paris, Lyon, … L’action est également imitée en Nouvelle-Zélande, au Canada et aux États-Unis.
Bien sûr, la question demeure : cela apporte quoi exactement ? Les propriétaires de maffionnettes vont-ils se débarrasser de leurs chars d’assaut et acheter une voiture civilisée ? Les golfeurs vont-ils céder l’eau qu’ils utilisent pour leur hobby à des jardiniers et des agriculteurs en détresse ? Cela me semble très improbable, bien au contraire même. À quoi servent donc ces actions ?
Marx et Engels, au temps du capitalisme industriel au XIXe siècle, n’étaient certainement pas favorables aux actes de sabotage. En détruisant les machines, le sabotage ne répondrait qu’au besoin local et immédiat d’échapper momentanément à l’exploitation. Il serait l’œuvre d’une classe ouvrière indisciplinée, irrationnelle et immature. André Gorz, dans Adieux au prolétariat, parle d’un ton assez sarcastique d’un langage de l’impuissance, qui est l’expression d’aliénation et de ressentiment. Les travailleurs, les fonctionnaires, ne font que ce pour quoi ils sont payés et ce qu’exigent les règles. « On emmerde les patrons ; les patrons peuvent payer ; nos sous ; à salaire de merde, travail de merde.”
D’autre part, dans la tradition anarchiste, syndicaliste ou autonomiste du mouvement ouvrier, il y a toujours eu de l’espace – tant sur le plan théorique que pratique – pour l’action directe ou perturbatrice. J’ai déjà mentionné auparavant l’approche positive du sabotage par une militante syndicale historique comme Elizabeth Gurley Flynn : les patrons et les propriétaires utilisent aussi bien le sabotage quand cela les arrange, mais pour « le travailleur », le sabotage n’est pas une affaire individuelle ; il s’agit des intérêts d’un grand nombre. Le sabotage exige du courage et du caractère et crée le respect de soi et la confiance dans son rôle de producteur.
Et qu’en serait-il si, inspiré par Mario Tronti, vous inversez les rôles classiques et supposiez que ce sont précisément les développements au sein de la classe ouvrière, de la multitude, de l’intellect général, qui dirigent et conduisent les développements du capitalisme ? Le sabotage lui-même devient alors constitutif du système capitaliste. Dans un système où la résistance et le pouvoir sont inextricablement liés, le sabotage peut être un moyen d’appuyer davantage sur les points sensibles, là où le système craque (précarité, racisme, genre, climat, …). Et les actions motivées par un appel au « climat » sont forcément anticapitalistes (Chico Mendes : Ecologia sem luta de classes é jardinagem – l’environnementalisme sans lutte des classes, c’est du jardinage).
Concrètement, que rapportent ces actions des Tyre Extinguishers ? En premier lieu, la publicité. La plupart des médias aiment ce genre d’histoires où le grand public peut murmurer, en secouant la tête, « mais qu’est-ce qui se passe encore là ? ». Par ailleurs, certains médias donnent aux activistes l’espace ou le temps d’expliquer leurs objectifs et leur motivation (pour des exemples, voir la chaîne Telegram The Tyre Extinguishers). Il ne faut pas non plus sous-estimer le fait qu’une action réussie donne du courage et de la satisfaction. L’album de Ton Steine Scherben à l’époque s’intitulait « Warum geht es mir so dreckig ». En cette période où beaucoup de gens ont l’impression que tout ce qu’ils essaient de faire de bien ne sert à rien, que la fin annoncée du néolibéralisme n’est tout simplement pas en vue, mais qu’au contraire, les pouvoirs en place ne font qu’assurer leurs propres intérêts et profits de manière encore plus brutale et arrogante, chaque petite forme de résistance éphémère donne l’idée que l’on n’est pas complètement impuissant, après tout. C’est déjà ça à prendre.