cosmopolitisme

« On ne peut pas reprendre à notre compte la stigmatisation du « cosmopolitisme » comme le faisait Schitlowsky au début du vingtième siècle, qui a une connotation très droitière voire antisémite désormais. » Se revendiquer de cosmopolitisme, un stigmate ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une conscience politique contemporaine, voire d’une mission morale, comme le suggère de nos jours la philosophe Seyla Benhabib ?

La référence au « cosmopolitisme » de Schitlowsky fait partie d’une question posée à l’historien français Jean-Numa Ducange dans le numéro 23 de la revue Lava : La gauche peut-elle penser la nation ? Suit un discours très intéressant sur l’existence réelle de nations et la nécessité de tenir compte de cette réalité, mais ce qui me frappe surtout c’est cette idée du stigmatisation du cosmopolitisme.  Oui, pour certains, comme Bart De Wever, le chef de file d’un des partis nationalpopulistes flamands, le cosmopolitisme est l’idéologie de l’élite de gauche, qui se croit au-dessus de « nos gens, notre culture, notre langue, notre histoire, bref notre nation ». Et oui, pendant la période de Staline en URSS la qualification de  « cosmopolitisme » (« déraciné » ou pas), servait aussi bien à discréditer la théorie de la relativité et la mécanique quantique , qu’à condamner des juifs pour haute trahison.

Mais pourquoi faire valoir son cosmopolitisme devrait-il être négatif ou inadmissible ? La revendication de cosmopolitisme est vieille comme le monde. Diogenes, Marcus Aurelius, Cicero et d’autres la discutent. Et de nos temps, entre autres, Seyla Benhabib.

Pour cette philosophe turco-étatsunienne, le cosmopolitisme signifie la reconnaissance que les gens sont des personnes morales ayant droit à la protection de la loi, non pas parce qu’elles peuvent revendiquer des droits en tant que citoyens d’un état ou membres d’un groupe ethnique, mais simplement parce qu’elles sont des êtres humains. Au 21ème  siècle, alors que – en dépit de la prolifération de murs physiques et électroniques – les frontières nationales deviennent de plus en plus poreuses, le cosmopolitisme signifie que le droit de l’intérieur et celui de l’extérieur des frontières convergent, même s’il peut y avoir des tensions entre les deux.

Le cosmopolitisme semble à première vue difficilement conciliable avec la démocratie. En effet, une démocratie, c’est se constituer en demos, en communauté politique dotée de règles claires, définissant entre autres les relations entre l’intérieur et l’extérieur. Un peuple démocratique accepte la suprématie de la loi, puisqu’il se considère de cette loi en même temps comme le créateur et le destinataire. En ce sens, le citoyen d’une démocratie n’est donc pas un citoyen du monde, mais un membre de cette communauté politiquement clairement définie.

Or, le mot cosmopolitisme est composé de kosmos (universalité) et de politis (citoyen). Il est donc évident qu’il existe des tensions entre ces deux concepts. Dans la philosophie grecque antique, on s’interrogeait déjà sur ce que signifie être un « citoyen du monde ». Pour les cyniques (ce qui d’ailleurs n’est pas un gros mot, mais une tendance philosophique sérieuse), cela signifiait que le cosmopolite était un nomade sans patrie, qui vit en harmonie avec la nature et le monde, et qui ne se sent pas lié à une cité-état. C’est là que se trouve l’origine de la connotation négative du cosmopolite comme quelqu’un de « déraciné ».

Mais plus tard, les stoïciens grecs et romains proposeront une interprétation différente. Selon eux, les humains partagent non seulement les nomoi, les lois de leurs cités-états respectives, mais aussi le logos, qui est la base de la raison. Benhabib se réfère ici à Marcus Aurelius : si l’intelligence est commune aux hommes, alors ils ont aussi en commun la raison, et donc la loi ; dans ce cas, ils sont des concitoyens ; dans ce cas aussi, ils font ensemble partie d’un corps politique, et le monde peut être considéré comme une cité-état.

Y a-t-il quelque chose à redire à ce raisonnement ? Peut-être, mais il survit depuis des siècles : le cosmopolite ne nie pas ses liens avec une communauté locale, mais elle est une personne qui prend une certaine distance en pensée ou en pratique des coutumes et des lois, et qui les observe du point de vue d’un ordre supérieur, qu’elle croit coïncider avec la raison, écrit Benhabib. Vous voyez bien: élitiste!

Finalement, c’est Emmanuel Kant, à la fin du 18ème siècle, qui donne au cosmopolitisme un sens nouveau, conciliable avec les exigences d’un état de droit moderne. Je traduis Seyla Benhabib (dans Lettera internazionale 106, 2010): « C’est à Kant que l’on doit la distinction entre le droit constitutionnel, qui régit les relations juridiques entre les personnes au sein d’un État, le droit international (ius gentium), qui traite des relations juridiques entre les États, et le droit cosmopolite (ius cosmopoliticum), qui codifie les relations juridiques entre les personnes, qui ne sont pas considérées comme des citoyens de communautés humaines définies, mais comme des membres d’une société civile mondiale. La citoyenneté mondiale signifie avant tout un nouvel ordre juridique mondial, dans lequel les personnes ont des droits bien définis du simple fait qu’elles sont humaines ».

Il est largement admis que c’est précisément avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 que « le monde » a commencé à développer une société civile, dans laquelle les normes de justice internationale se transforment en normes de justice cosmopolite. Et cette transformation de la justice oblige à repenser la relation entre le cosmopolitisme et la démocratie (qui pendant longtemps a été considérée comme problématique). Benhabib : « La question qui se pose aujourd’hui n’est plus celle du cosmopolitisme et la démocratie, encore moins celle du cosmopolitisme ou la démocratie, mais celle de la démocratie à l’ère du cosmopolitisme juridique. »

Entre-temps, on est également parvenus à un cosmopolitisme économique et politique, ce qu’Antonio Negri et Michael Hardt ont appelé l’Empire, un réseau anonyme de règles, de dispositions et de structures établi au sein d’un système capitaliste mondial, et fondé non pas principalement sur des lois, mais sur des accords (traités, pactes, chartes, etc.). Dans cet empire mondial, selon Negri et Hardt, la migration, non seulement des capitaux mais aussi des personnes et de la main-d’œuvre, est le moteur du développement. Cela signifie que les frontières du demos, telles qu’elles ont été établies historiquement, ne sont plus évidentes. Les modèles migratoires mondiaux, en constante évolution, montrent sans équivoque que les peuples – et les démocraties – se composent et se recomposent au cours de l’histoire.

Seyla Benhabib conclut : « Il est difficile à croire, mais il n’existe pas de procédure démocratique pour décider démocratiquement qui doit faire partie du demos et qui ne doit pas en faire partie, puisqu’une telle décision implique déjà la distinction entre ceux qui peuvent décider et ceux qui n’appartiennent pas au demos. Nous nous trouvons ici devant un cercle vicieux. »

Ce qu’il faut faire de cette impasse logique est à peine abordé dans le discours de Seyla Benhabib, mais ce qu’elle démontre est que le cosmopolitisme n’est pas le hobby d’une élite gauchiste, ni même juive, mais plutôt le contexte même dans lequel la démocratie (la règle du demos) contemporaine se situe inévitablement.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s