grève de la faim à bruxelles

« Ces derniers jours, j’ai l’impression d’être face à une accélération brutale et mortifère : que la plupart se résignent, qu’ils espéraient jusque-là que la grève aurait une issue positive sans trop de dégâts, en se répétant « jusqu’ici tout va bien », mais maintenant, l’on commence à voir le sol approcher; et ils savent que le gouvernement ne les prendra probablement pas au sérieux tant qu’il n’y aura pas de morts ; et pourtant leur détermination reste la même, « les papiers ou la mort ».

Certains ont participé aux grèves de 2008, 2009 ou 2015, pour les mêmes motifs, avec les mêmes objectifs ; au-delà d’une régularisation, le simple droit d’exister, d’être reconnu comme être humain à part entière. »

Je suis allé prendre des photos lorsque je passais à Bruxelles le 27 mai ; la grève de la faim n’en était encore qu’à son cinquième jour. Aujourd’hui on est le jour 46.

Mieux que tous les textes que je pourrais écrire sur la grève de la faim comme arme auto-destructive, ou sur la relation entre bio-souveraineté et nécro-résistance, il y a ce témoignage profondément humain et politique d’un certain Yanniszer sur Mediapart. Je reprends ci-dessous dans sa totalité son billet de blog : Une grève de la faim qui dure ou l’imminence d’une catastrophe.

Aujourd’hui c’est le 45e jour que des sans-papiers sont en grève de la faim à Bruxelles. Lorsque j’ai mis les pieds là-bas, au jour 6, j’étais le premier à avoir une formation dans la santé à passer les voir dans ce lieu. J’ai pu voir l’évolution de la situation, les corps qui s’amaigrissent, les esprits qui s’effondrent. Cette grève laissera des séquelles à vie.

Aujourd’hui c’est le 45e jour que des sans-papiers sont en grève de la faim à Bruxelles. 45 jours consécutifs sans manger ; 45 sans rien avaler d’aliments solides.

Lorsque j’ai mis la première fois les pieds là-bas, au jour 6, j’étais le premier à avoir une formation dans la santé à passer les voir dans ce lieu : 130 personnes, des hommes, des femmes, des vieux, des jeunes, des diabétiques, des dépressifs, des maigres, des obèses, tous différents, mais tous sans-papiers.

La plupart avaient arrêté de prendre leurs médicaments, par peur d’endommager leurs estomacs : mon premier passage, que j’avais prévu initialement d’1 voire 2h, dura en réalité plus de 4h ; 4h pendant lesquelles je passais à chaque lit, répétant les mêmes consignes : bien s’hydrater, prendre du sucre et un peu de sel, ne pas se lever trop vite, ne pas prendre d’ibuprofene, ne pas arrêter les traitements etc etc ; conseiller à certaines personnes, notamment diabétiques, de ne pas faire la grève.

Répondre à leurs questions: qu’est-ce qui se passe dans son corps après une semaine ? 15jours ? 30jours ? Combien de temps peut-on survivre sans manger ? Sans boire ?

Constater qu’ils se partagent un tensiomètre et une balance pour 130 ; que les toilettes sont à l’extérieur, après une volée d’escalier et que viendra un moment où ils seront trop faibles pour s’y rendre ; qu’un cluster de Covid ou de n’importe quelle autre maladie contagieuse les décimerait.

Je n’avais évidemment aucune compétence dans le domaine des grèves de la faim, et mes conseils me semblaient inutiles ; mais le plus important était semble-t-il d’être présent, de montrer que des gens savaient, que des gens s’intéressaient à eux et à leur lutte et qu’ils les soutenaient dans celle-ci.

J’ai entendu à plusieurs reprises qu’ils n’avaient rien à perdre ; qu’ils iraient jusqu’au bout, que « c’est les papiers ou la mort » ; j’espérais que l’on évite ces extrémités-là, et que la grève ne dure pas longtemps.

Sur le plan médical, un certain nombre d’entre eux m’apparaissaient déjà inquiétants; avec des antécédents connus mais non traités, faute d’argent et d’AMU en ordre.

J’examine une femme, et son examen me semble anormal au niveau de plusieurs systèmes, et mériterait selon moi des examens complémentaires ; elle m’explique qu’elle est au courant mais qu’elle n’a jamais eu le temps de les faire : prendre une journée pour les faire, cela veut dire un jour de paye en moins et donc un jour ou plus sans manger ; elle espère donc que lorsqu’elle sera emmenée à l’hôpital suite à la grève, ils feront les examens nécessaires.

Aujourd’hui, après des passages plus ou moins réguliers, j’ai pu constater l’évolution de la situation : le positif d’abord, avec un élan de solidarité de personnels, soignants ou non, apportant leur aide comme ils le peuvent ; en venant soigner les grévistes, prendre leurs paramètres, apporter du matériel médical, leur témoigner du soutien, aller chercher leurs médicaments, leur prendre des rendez-vous médicaux, les écouter.

Mais ils ont l’air d’être les seuls à vouloir le faire : écouter. Écouter ces gens-là, ces gens qui sacrifient leurs corps pour des papiers, ces personnes qui s’auto-mutilent pour avoir le droit de rester en Belgique, ces humains qui se heurtent au mur étatique, refusant toute régularisation, toute écoute, tout pas en direction des grévistes;

En 37 jours (mon dernier passage étant au jour 42)  j’ai pu voir l’évolution de la situation, les corps qui s’amaigrissent de manière alarmante, les cernes qui s’approfondissent, les joues qui se creusent, les esprits qui s’effondrent ; je redoute chaque déclaration du gouvernement car je sais que tant que rien de positif ne sera dit, elle entraînera irrémédiablement une augmentation du désespoir de ces grévistes ; chaque tentative de suicide sur ce site a fait suite à une déclaration du secrétaire d’état, qui reste inflexible.

La fatigue des grévistes qui s’accumule; tout comme celle des soignants bénévoles qui passent après leurs journées de travail, l’exaspération des services d’urgence lorsque l’on demande une énieme ambulance sur le site ; la colère des grévistes qui ne sont même plus pris en charge médicalement de manière correcte dans certains hôpitaux.

« La politique est une question de vie ou de mort » comme l’exprime si bien Édouard Louis. Et j’appréhende, conscient que chaque discours est un risque supplémentaire que l’une de ces tentatives aboutisse.

Dès le départ, notre but est clair : la présence médicale doit être uniquement médicale, dans une optique de réduction des risques, toujours en accord avec les grévistes, qui nomment des référents médicaux parmi eux ; nous ne pouvons que conseiller à certains d’arrêter la grève sous motif médical, pas les forcer, considérant que la volonté du patient prime ; la gestion politique de la situation revient entièrement aux grévistes sans que l’on se mêle ou assiste aux réunions.

Mais notre présence est un acte politique en soit, cela revient à dire que nous refusons de laisser des personnes mourir sans rien faire, que nous avons tous des motivations différentes, des points de vue divergents, des opinions politiques diverses, des problèmes éthiques, des désaccords personnels sur les modalités de la lutte, la façon de faire ou la communication, peu importe ; nous partageons néanmoins le même constat : nous ne pouvons accepter que des personnes meurent en 2021 en plein Bruxelles pour des bouts de papiers, tués par l’indifférence d’un pouvoir politique, tués car n’ayant pas eu la chance de naître avec la nationalité ou la citoyenneté belge, française ou « européenne ».

Les problèmes du début de grève me semblent futiles face à la situation actuelle, là où la plupart se plaignaient de douleurs gastriques et de maux de têtes, nous ne devons plus seulement soigner les corps, mais s’occuper des esprits ; la plupart sont à bout.

À chacun de mes passages, systématiquement une à deux personnes se mettaient à pleurer devant moi, m’expliquant la situation dans lesquelles ils se trouvent; venus en Belgique pour fuir la misère ou la guerre, pour soigner un parent, à cause de leurs opinions politiques, de leurs orientations sexuelles, de leurs convictions religieuses; en un mot : pour survivre.

Et l’on se trouve désemparé, face à un jeune de 23 ans qui se met à pleurer devant nous, à une femme de 30 ans en larmes, un homme de 50 ans qui a essayé de se suicider, face à tant de souffrances inutiles, à tant de situations kafkaïennes, de situations qui ne devraient pas exister et face auxquelles on se sent impuissants.

X. est en Belgique depuis 26 ans, cela fait autant d’années qu’il n’a pas vu son pays d’origine ou sa famille, il a travaillé sur les chantiers, au noir, 10h-12h par jour, exploité, le dos cassé par ce travail, mais il fait ce qu’il faut pouvoir manger. Il vit au jour-le-jour et n’a pas consulté de médecins depuis 6 ans.

Y. a 19 ans, a grandi en Belgique, étudié en Belgique, grâce à l’asile politique, venant d’un pays en guerre, mais perdu son statut de réfugié à sa majorité;  et malgré les patrons qui l’accompagnent à l’office des étrangers, implorant les autorités de le régulariser afin de pouvoir l’engager, il reste illégal et ne peut pas travailler, dort dans la rue car il n’a pas d’argent pour payer un loyer; pourtant la situation dans son pays en guerre n’a pas changé.

Z. est en Belgique depuis 15 ans, et m’explique que chaque jour, chaque fois qu’il sort de chez lui, chaque fois qu’il passe le pas de sa porte, il a peur, peur d’un contrôle de police, peur de ce qui pourrait arriver, se demande si chaque personne qu’il croise n’est pas un flic en civil; chaque nuit il se réveille avec un poids sur la cage thoracique et la sensation qu’il étouffe : ces peurs entraînent des crises d’angoisse qui le poursuivent jusque dans son sommeil. 15 ans soit 5480jours avec cette peur au ventre, cela laisse des marques : à 38 ans, il en fait 10 de plus.

A. n’a pas vu sa fille depuis 2ans, il pleure en me montrant une vidéo d’elle qui fait ses premiers pas , il a fui son pays et abandonné sa famille et son commerce pourtant florissant dans l’espoir de faire venir un jour sa fille ici, lui offrir une autre vie.

B. me dit que de toutes façons, même s’il obtenait ses papiers, il ne lui reste plus longtemps à vivre, il estime qu’à 40 ans, il lui reste une dizaine d’années à vivre, tellement son corps est abîmé par des années d’exploitation dans les chantiers de la Ville, qu’il fait ça pour ses enfants.

C. a eu une radio pour des problèmes de respiration, j’ai personnellement pris rendez-vous pour lui pour une consultation médicale, auquel il s’est rendu, accompagné d’un référent médical pour la traduction ; le patient était présent, s’est déplacé malgré la grève, le médecin était présent, avec le nom du patient inscrit sur sa liste de rendez-vous ; mais arrivé à l’hôpital, on l’informe que sa carte médicale est périmée ; et qu’il ne verra pas le médecin aujourd’hui sous ce motif.

Des histoires comme celles-ci, il y en a 130 rien qu’à cet endroit ; plus de 430 dans les occupations de L’ULB, de la VUB et du béguinage, des milliers dans tout Bruxelles.

Ils savent que leur combat est plus grand que leurs simples personnes, que cela ouvrirait la voie aux autres sans-papiers de Belgique, que si les sans-papiers sont régularisés, ils bénéficieront des conquis sociaux, du salaire minimum horaire, d’une protection contre les accidents du travail, de garanties contre l’exploitation qu’ils vivent aujourd’hui, en somme.

Que le gouvernement pourrait régulariser les sans-papiers, que cela serait bénéfique pour toute la société ; exception faite des personnes qui les exploitent, que ce soit par attrait du gain financier ou par calcul électoraliste.

Certains se sont cousus la bouche ; et à aucun moment dans mes études on ne m’a formé à ça: que faire face à quelqu’un qui s’est cousu la bouche ? Quelle conduite adopter, tant sur le plan médical, qu’éthique ? Les nettoyer et écarter le risque d’infection ou aller à l’encontre de la volonté de la personne et couper les fils ?

Et j’en veux au gouvernement de me mettre face à cette situation. J’en veux aux membre de ce gouvernement de devoir faire des recherches sur la prise en charge des sutures des lèvres auto-infligées.

Peu importe à quel point vous êtes en contact avec la misère, aux nombre d’enfants que vous avez vu dormir dans les rues de Bruxelles, aux sans-abris que vous avez vu souffrir du froid dehors faute de place d’hébergement disponible; rien ne vous prépare à 430 personnes faisant une grève de la faim durant plus de 40 jours, rien ne vous prépare à la vue d’une personne s’étant cousue les lèvres, poussée par le désespoir et le cynisme des pouvoirs publics.

Ces derniers jours, j’ai l’impression d’être face à une accélération brutale et mortifère : que la plupart se résignent, qu’ils espéraient jusque-là que la grève aurait une issue positive sans trop de dégâts, en se répétant « jusqu’ici tout va bien », mais maintenant, l’on commence à voir le sol approcher; et ils savent que le gouvernement ne les prendra probablement pas au sérieux tant qu’il n’y aura pas de morts ; et pourtant leur détermination reste la même, « les papiers ou la mort ».

Certains ont participé aux grèves de 2008, 2009 ou 2015, pour les mêmes motifs, avec les mêmes objectifs ; au-delà d’une régularisation, le simple droit d’exister, d’être reconnu comme être humain à part entière.

Cette grève laissera des séquelles à vie ; chez les grévistes, qui souffriront des conséquences physiques mais surtout mentales de ce jeûne de plus de 40 jours.

Chez les familles des grévistes qui retrouveront ces corps brisés après la grève ; chez les soignants, qui pour la plupart se retrouvent face à une situation inédite, et garderont à vie ces images d’hommes pesant 45 kg, des 25 kg perdus par certains, de bouches cousues, de dizaines de personnes allongées sur des matelas, trop faibles pour pouvoir se lever.

Mais surtout je l’espère, sur ces politiques, qui porteront à vie cette marque d’infamie, qui porteront à vie le poids de toute cette souffrance dont ils sont directement responsables et qu’ils auraient pu éviter. Qu’il s’agisse de Mahdi, de De Croo, ou de leurs prédécesseurs, tout aussi responsables de cette politique mortifère, les Francken et autres Michel….

Une régularisation est possible, souhaitable même ; sans rentrer dans des arguments moraux qui ne toucheraient jamais les pouvoirs publics ; mais en termes d’arguments matériels, économiques; les rapports allant dans ce sens s’accumulent depuis des années : les sans-papiers régularisés paieraient leurs cotisations sociales, participant ainsi à l’enrichissement de manière encore plus marquée d’une nation où ils vivent dans la peur depuis des dizaines d’années, consomment, travaillent, faisant vivre les commerces de proximité, hébergent d’autres personnes dans des situations similaires.

Régularisation pour tous.

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